Ferguson. La police tue, la rue riposte.

Le 8 août, Michael Brown (« Mike Mike ») est abattu par un policier. La nouvelle de sa mort se répand dans le quartier et des gens descendent immédiatement dans la rue. Des conteneurs à ordures sont brûlés et des manifestants tirent dans l’air. L’intimidation policière – qui intervient à coups de fourgons anti-émeute, d’un hélicoptère, de chiens et de fusils – ne mène à rien et la police se voit obligée de se retirer. Quand des voitures de police tentent de passer à travers la foule, elles sont attaquées. La police se retire à nouveau, ce qui donnera lieu au premier pillage d’un magasin. Vers la fin de la soirée, plus de dix commerces subissent le même sort et le magasin QT est incendié. Dans d’autres quartiers de St Louis (dont Ferguson est une banlieue), des magasins sont attaqués, ce qui amène la police à occuper les plus importants districts commerciaux.

Le texte qui suit a été écrit après plus d’une semaine de révolte. Cela prendra l’Etat dix jours – où on voit le couvre-feu et ensuite l’état de siège avec le déploiement de la National Garde (des soldats) – avant de plus ou moins avoir prise sur la situation. Mais les manifestations et les affrontements avec la police n’ont pas cessé pour autant.


Récit d’une semaine de révolte à Ferguson

Ce qui a commencé comme un mouvement de protestation après 10 jours de mépris soutenu a fait quelques pas hésitants vers la révolte. La situation ici est encore fluide et mûre avec du potentiel. Localement, les gens sont surpris que des troubles similaires ne se soient pas déclenchés dans d’autres villes. Si elle venait à se propager, le périmètre ici s’élargirait probablement. Il est difficile de se faire une idée de la façon dont les gens ailleurs interprètent ce qui se passe ici. Ce qui suit sont quelques observations de résidents de St Louis et participants à la lutte qui pourraient donner une image plus claire de cette nouvelle réalité étrange.


Voitures, flingues et révolte en Amérique

West Florissant est la route principale qui traverse le county de St-Louis et le nord de la ville. Sur un quart de mile, cette route a été le lieu principal de rassemblement pour les révoltés. Juste à côté de là, sur un parking de centre commercial, se trouve la base logistique de la police (de la ville, du county et des dizaines de petites communes), de la Highway Patrol et de la garde nationale. Sur ce quart de mile de la route, de nombreux commerces ont été pillés et brûlés (à des degrés divers), ainsi que la chaîne de magasins QT. Cette zone là est devenue un point de repère, une destination touristique et un lieu de rassemblement pour les révoltés. Cette zone de West Florissant débouche la Canfield Drive, une route qui mène aux lotissements et immeubles d’appartements où Mike Brown a été tué. La police craint de s’aventurer trop loin dans Canfield.

Les jours où la police permet la circulation sur la route, West Florissant se remplit de véhicules, dont beaucoup sont blindés de passagers, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les activités courantes comprennent la musique à fond, les crissements de pneus, narguer la police avec des insultes (« fuck the police », « Fuck 12 »), à tourner en rond et à foncer sur eux en freinant à la dernière minute. Les gens sautent de voiture en voiture de manière festive, flirtant, chantant, buvant et fumant. Quand les rangées de police ferment la rue à chaque extrémité du secteur, les voitures affluent dans les rues latérales pour faire pareil. Et quand les manifestants deviennent assez chahuteurs, les gens vont ouvertement avec leurs voitures jusqu’aux magasins, les remplissent de biens pillés, et s’échappent à nouveau dans les quartiers.

Un nombre important de manifestants sont armés. Dans les premiers jours, une tactique commune consistait à tirer des coups de feu en l’air pour effrayer les flics quand ils s’approchaient trop. Certains parlent ouvertement d’entrer en guerre avec la police et ne cachent pas le fait qu’ils portent des armes sur eux. Ces derniers jours, des gens ont commencé à tirer sur la police. Malheureusement, les seules personnes touchées ont été jusqu’à présent une poignée de manifestants – certains d’entre eux avec des blessures très graves, voir potentiellement mortelles. Les gens commencent à plaider en faveur de plus de retenue avec les armes à feu et de mieux viser.

Les révoltés (ainsi que la police) n’ont pas d’expériences d’une telle situation. Une révolte comme celle-ci n’a pas été vue en Amérique depuis les années 70, à part peut-être la révolte de Los Angeles en 1992. Les gens apprennent à fabriquer et à utiliser des cocktails Molotov, à ériger des barricades, à lancer des projectiles et à provoquer des incendies, ainsi que quand et où ça fait du sens d’attaquer. La coordination et la communication sont difficiles en dehors des moments d’émeute. C’est peut-être parce qu’il n’y a pas d’endroit sûr et confortable pour se rassembler et échanger des idées. Le QT pourrait servir à telle fin, mais aujourd’hui il est entièrement clôturé. La deuxième nuit d’émeute a dû connaître une coordination exceptionnelle, car des groupes ont détruits des magasins partout sur la zone, remplissant en même temps leurs voitures avec toutes sortes de marchandises.


Répression, respectabilité, race, genre et écart générationnel

Les policiers se trouvent dans une impasse et voient les limites de l’utilisation de la violence. Quand ils se tiennent à distance, les révoltés font l’émeute, mais quand ils interviennent violemment, cela inspire davantage de personnes à descendre dans la rue, ce qui aggrave l’émeute. A ce stade, s’ils veulent écraser cette situation, ils devraient condamner Darren Wilson (le policier qui a tué Brown) pour homicide volontaire. Mais la machine judiciaire tourne lentement. En attendant, ils vont devoir œuvre à diviser les révoltés. Dans leur désespoir, toutes les dichotomies déjà employées dans le passé sont réutilisées – manifestant vs criminel, honnête vs opportuniste, résident vs étranger. Malheureusement, la police a une longue liste de complices prêts à faire ce travail pour eux, la plupart d’entre eux sont pleinement conscients de ce qu’ils font. Du New Black Panther Party à la Nation of Islam. De HOT 104.1 à FOX News. De MORE à OBS. De Jesse Jackson à Al Sharpton. De Nelly à Tef Poe (Po). De l’actuel maire de St Louis Slay au futur maire de St Louis French. Et la liste est longue.

Ils peuvent très bien être en train de réussir tout cela à la télé, à la radio et sur les médias sociaux, ces grands gueules n’ont pas eu autant de succès sur West Florissant (en dépit de leurs propres déclarations), et cela doit leur faire une peur bleue.

Il y a toujours bien plus de manifestants noirs que blancs sur West Florissant, mais il semble que plus que la lutte, plus que la diversité grandit. Les commentaires initiaux adressés aux manifestants blancs tels que « Pourquoi êtes-vous ici ? » ont eu la réponse « mec, elle/il déteste la police aussi ! ». Maintenant que la présence de manifestants blancs est plus visible, les commentaires sont plus du genre « merci d’être ici ». Quelques sinistres groupes démocrates et gauchistes tentent de répandre des histoires absurdes selon quoi des petits groupes d’agitateurs blancs (ou même des infiltrés du KKK !) incitent les manifestants noirs à passer à l’attaque. Les hypothèses racistes sous-jacentes sur la nature exploitable de manifestants noirs sont évidentes si on se rend compte que c’est exactement la même façon dont des groupes comme Nation of Islam et le New Black Panther Party les considèrent. De retour dans le monde réel, les manifestants blancs commencent tout juste à rattraper un peu en termes de férocité leurs camarades noirs, qui sont assez grands pour prendre des décisions eux-mêmes.

Les autorités ont commencé quelque chose de bon flic/mauvais flic en donnant le commando des opérations à Ron Johnson (un policier noir qui a grandi dans le county du Nord). En journée, lui et ses agents enlèvent leur tenue anti-émeute et marchent aux côtés des manifestants. Cette astuce a bien marché avec les leaders auto-imposés de la contestation, qui travaillent ouvertement avec Johnson pour contrôler la foule.

Il y a eu d’innombrables appels de la Nation of Islam, du New Black Panther Party, et de leurs semblables conservateurs aux femmes de rentrer à la maison et aux costauds hommes noirs à mettre un pas en avant. Et encore d’autres tentatives patriarcales ont eu lieu pour diviser les manifestants. Les premiers jours, ces appels ont été accueillis avec un très fort rejet de la plupart de femmes noires. « Vas te faire foutre, retourne à l’église ». « Je suis ici depuis le premier jour ». « Ce sont nos enfants qui sont morts ». Mais le harcèlement constant semble avoir fonctionné, puisque de moins en moins de femmes descendent encore dans la rue, surtout pendant la nuit. Mais il y a toujours des femmes dans la première ligne, narguant la police et se précipitant dans les magasins pour se servir.

Presque tous ceux qui cherchent à limiter les actions des personnes les plus conflictuelles parmi les révoltés et qui se déclarent dirigeants de la communauté ont plus de 40 ans. Mis à part le fait de physiquement empêcher des jeunes à agir, ils essaient de les ostraciser de la manifestation. Ces vieux sages peuvent se promener avec une aura d’autorité paternaliste, mais les jeunes ne sont pas dupes : « Je ne peux pas écouter ces vieilles têtes qui disent la même chose depuis des années ». « Cette marche pacifique ne fonctionne pas, sans les pillages, personne ne se serait intéressée à Mike ». Pourtant, ils disent en permanence aux garçons de grandir et d’être des hommes ; aux jeunes femmes de rentrer à la maison, parce que les rues ne seraient pas sûres pour elles.


Paix et tranquillité

Il y a quelques indications comme quoi les groupes démocrates s’en vont de la ville de Ferguson. Ils commencent à organiser des rassemblements et de la désobéissance civile à Clayton et dans le centre-ville de St Louis. Peut-être qu’ils renoncent à leur campagne visant à contrôler les éléments enragés. Peut-être qu’ils essayent de coller un visage médiatiquement plus pacifique sur le mouvement. Peut-être qu’ils essayent de nouvelles stratégies pour obtenir justice. Seul le temps nous le dira.

La situation à Ferguson est effrayante. Il est facile de comprendre pourquoi certains, en particulier de ceux qui vivent près de l’activité, veulent un retour à la normale : des balles, des gaz lacrymogènes, des canons sonores, des barrages de contrôle, du feu. Mais malgré tout cela, il y a un nombre important d’entre nous qui ne veulent pas d’un retour à la normale. Nous descendons jour et nuit sur West Florissant pour chercher à comment éviter un tel retour. Pour nous, la lutte ne se limite pas à « justice pour Mike Brown » et à la condamnation d’un seul flic pour assassinat devant les tribunaux. Nous sommes en train de faire ce que nous faisons pour nous-mêmes, pour nos amis et nos proches, ainsi que pour Mike Brown. Nous avons déjà déclaré ce système coupable – le racisme, la structure de classe, le gouvernement, la police. Lorsque la « paix » à laquelle vous êtes constamment invité à revenir ressemble à l’impuissance, l’humiliation, la pauvreté, l’ennui et la violence, ça ne devrait pas être une surprise que beaucoup de personnes choisissent de se battre. Et pour être témoin de la férocité avec laquelle certains d’entre nous se battent, c’est presque comme si nous avions attendu ce moment depuis toute notre vie. Il y a deux nuits, des gens se sont précipités au poste de commandement de la police, obligeant les autorités à faire appel à la Garde Nationale. Auparavant, cela aurait été impensable, mais il y a moins de deux semaines tout ceci aurait été inimaginable.

Et alors nous trinquons un verre de gin pillé – un TOAST ! Que chacun puisse continuer à nous surprendre.
19 Août 2014